Rien n’est plus indispensable que de vivre l’instant présent, et rien n’est plus difficile.
J’ai déjà tellement vécu dans le passé ! Il est pour moi une trop longue histoire, où les malheurs et les déceptions risquent de me paralyser, tandis que la joie des bons moments risque de se cristalliser en nostalgie. Et l’avenir m’est tellement inconnu ! La présomption comme l’angoisse m’empêchent d’y entrer pas à pas, sereinement. Mon présent ressemble à cette « petite sœur Espérance » décrite avec tant de joliesse par Péguy, un peu trop encadrée par ses grandes sœurs, « Passée » et « Future » ! « Présente » s’essaye à gambader, mais elle ne peut quitter leurs mains qui l’étreignent avec autorité. De fait, il ne peut s’agir de couper les ponts, de faire « tabula rasa » de ce qui m’a permis d’être là où je suis, ni de vivre l’insouciance du présent comme s’il ne se répercutait pas sur mon horizon. Comment vivre au présent dans la responsabilité et la liberté, sans se laisser écraser par ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore ?
Il semble qu’une caractéristique des saints est d’avoir vécu dès ici-bas un présent qui s’inscrive déjà dans l’éternité. Qui ait un poids d’éternité. Qui soit vécu avec une telle densité de beauté, de poésie et d’amour, qu’il puisse être reconnu déjà comme une parcelle d’éternité. Les saints ont vécu cela, mieux que les poètes ou les artistes ou les génies. Et les saintes peut-être mieux encore que les saints…
Ainsi Thérèse se débat avec un passé dont les psychologues pourront faire leurs choux gras ; son avenir est limité, à la vingtaine, elle crache déjà le sang. Elle écrit alors son fameux poème : Mon chant d’aujourd’hui.
Ma vie n’est qu’un instant, une heure passagère.
Ma vie n’est qu’un seul jour qui m’échappe et qui fuit.
Tu le sais, ô mon Dieu ! pour t’aimer sur la terre,
Je n’ai rien qu’aujourd’hui !…
Que m’importe, Seigneur, si l’avenir est sombre ?
Te prier pour demain, oh non, je ne le puis !…
Conserve mon cœur pur, couvre-moi de ton ombre
Rien que pour aujourd’hui…
Près de ton Cœur divin, j’oublie tout ce qui passe,
Je ne redoute plus les craintes de la nuit.
Ah ! donne-moi, Jésus, dans ce Cœur une place
Rien que pour aujourd’hui.
Ce même abandon à Dieu du passé et de l’avenir, qui permet de vivre pleinement le présent, inspire à Odette Prévost, Petite Sœur de Charles de Foucauld, la prière que l’on retrouve sur elle alors qu’elle vient d’être assassinée en Algérie, le 10 novembre 1995 :
Vis le jour d’aujourd’hui, Dieu te le donne, il est à toi. Vis-le en lui.
Le jour de demain est à Dieu, il ne t’appartient pas.
Ne porte pas sur demain le souci d’aujourd’hui. Demain est à Dieu, remets-le-lui.
Le moment présent est une frêle passerelle.
Si tu le charges des regrets d’hier, de l’inquiétude de demain, la passerelle cède et tu perds pied.
Le passé ? Dieu le pardonne. L’avenir ? Dieu le donne.
Vis le jour d’aujourd’hui en communion avec lui…
Je connais une personne qui avait bien du mal à assumer son présent : à sa mort, on retrouva dans son missel cette prière. Extérieurement, cela n’avait pas changé, hélas, le cours de son existence ; mais je pense très fort que de dire et redire cette prière a été pour elle la fragile passerelle vers le présent éternel et enfin bienheureux.