Un Regard historique sur la Messe

Introduction

En jouant sur les mots, nous pourrions nous demander s’il est seulement possible de faire une histoire de la Messe. La Messe est-elle sujette à l’histoire ? N’est-elle pas plutôt un événement mystique, au delà de l’histoire, et qui appartient déjà à l’autre monde ? Qu’est-ce, en effet, que la Messe, sinon la présence actuelle de l’unique Sacrifice de la Croix, ou encore la représentation toujours efficace du repas du Jeudi Saint, ou encore la participation de l’Église terrestre à l’unique offrande céleste ?

C’est plutôt le Missel, le rituel de la Messe, qui fournit à l’historien un objet d’étude car la célébration de la Messe a évidemment connu à travers les âges, et connaît encore de par le monde, de très nombreuses variations : textes, langues, cérémonies, lieux, vêtements, chant… tout cela a varié à l’infini depuis la première Messe du Jeudi Saint.

Cette petite considération nous permet d’établir dès le départ une importante distinction : il y a, dans la Messe, une part immuable, une forme substantielle, une œuvre divine unique, et une part variable et évolutive, des formes accidentelles, une représentation humaine de cette œuvre divine.

Ainsi, nous analyserons d’abord ce en quoi la Messe est immuable, ce qui la constitue substantiellement à toute époque depuis le mystère de Pâques : ce sera proprement « l’histoire de la Messe », l’institution de la « Pâque nouvelle » ; et nous verrons ensuite comment la Messe a évolué au cours des âges, s’enrichissant et se transformant sans cesse, non sans paliers et crises de croissances : ce sera en quelque sorte « l’histoire du Missel ».

Puis, dans une conclusion synthétique, nous tâcherons de jeter un regard rétrospectif sur l’histoire de notre liturgie eucharistique.

I- La Pâque nouvelle

  1. La Messe en sa forme substantielle et immuable

1.1. Une question de méthode

Il y a deux façons de saisir, autant qu’il est possible, le mystère de la Messe dans sa substance invariable, la « Messe de toujours », au seul sens acceptable de l’expression.

On peut d’abord écouter l’enseignement de la foi, la lex credendi, c’est-à-dire la doctrine catholique de l’Eucharistie telle que nous l’explique le catéchisme avec toute la Tradition ecclésiale.

Mais on peut aussi observer comment les Apôtres et leurs successeurs ont vécu et célébré le mystère que Jésus leur avait confié en disant : « Faites cela en mémoire de moi. » C’est cette manière, l’étude de la lex orandi, que nous allons adopter pour découvrir ce qui constitue substantiellement la sainte Eucharistie, ce qui, dès le soir du Jeudi Saint, apparaît déjà comme la structure immuable, invariable de la Messe.

1.2. L’institution de l’Eucharistie, « Pâque nouvelle de la Loi nouvelle »[1]

Qu’a fait Jésus le soir du Jeudi Saint ? Dans les vingt ou trente années qui suivirent ce jour unique, cinq témoins nous l’ont appris, qui ont formé la tradition apostolique, la révélation définitive au sujet de l’Eucharistie : saint Matthieu et saint Marc, en des textes très proches ; saint Luc et saint Paul, dans sa première épître aux Corinthiens. Et saint Jean aussi, quoique à sa manière propre.

Que nous apprennent ces textes ? Ils nous apprennent ce que Jésus, historiquement, accomplit la veille de mort, au cours du repas pascal. Dans ce que fit Jésus ce soir-là, nous trouvons l’essence invariable de la Messe, l’histoire originelle de la Messe.

Le repas du Jeudi Saint, même s’il fut célébré la veille de la Pâque des Juifs, fut un repas pascal. Mais qu’était alors, pour les Juifs, un repas pascal ?

  1. a) La Pâque juive

La Pâque juive trouve son origine au moment de l’Exode, à la veille de la délivrance du peuple hébreu de sa captivité en Égypte, dans le sacrifice d’un agneau et dans le repas rituel, commandés par Dieu « comme une loi perpétuelle pour l’avenir ».

Depuis lors, le repas pascal commémorait annuellement cette intervention salvifique de Yahvé en faveur de son peuple.

Avec le temps, ce repas avait réuni deux rites distincts : le sacrifice d’un agneau offert à Dieu et mangé en signe de communion avec Lui, rite printanier d’origine pastorale, typique d’un peuple encore nomade ; l’offrande des prémisses de la moisson, d’origine agricole et sédentaire, avec la consommation de pain azyme : azyme parce que cuit à partir de la farine nouvelle qui n’avait pas pu commencer à lever la veille ; azyme pour rappeler aussi que, au soir de la sortie d’Égypte, le repas avait été préparé en hâte, sans prendre le temps de faire lever la pâte.

À l’époque de Notre-Seigneur, le rituel de la Pâque avait évolué. Celle-ci se célébrait autant que possible à Jérusalem, dans le cadre d’un pèlerinage annuel, au cours d’un repas qu’on appelait le seder (ordre). Ce repas comportait quelques rites significatifs, en particulier le récit de la sortie d’Égypte (haggada) en mémoire du jour du salut, et des bénédictions sur des aliments rituels disposés sur la table : l’agneau rôti, le pain azyme, le vin, l’œuf, les herbes amères… Le chef de famille ouvrait le repas en bénissant une coupe qui circulait autour de la table, geste qui se reproduisait encore au cours du repas, lequel s’achevait par le chant du hallel, l’alléluia de la délivrance, et par de cantiques.

  1. b) La Pâque nouvelle

Au soir du Jeudi Saint, Jésus a célébré des rites qui lui étaient familiers depuis son plus jeune âge. Sa dernière Cène est à l’évidence un repas à caractère pascal, dont les récits évangéliques ont retenu simplement les éléments principaux, autour desquels va s’organiser le tout premier rituel de la Pâque chrétienne.

Ainsi, les Évangélistes ne nous disent pas le contenu des bénédictions et des actions de grâces prononcées librement ou rituellement par Jésus. Ils retiennent simplement les paroles prononcées sur le pain azyme, puis sur le vin.

Les seules paroles de Jésus qui nous soient rapportées nous disent en tout cas la portée de cette « Pâque Nouvelle », de ce « nouveau rite » institué par Jésus en remplacement de la Pâque ancienne : il offre son propre corps et son propre sang pour le salut de ses amis, et pour la rémission des péchés de la multitude. Cette offrande sacrificielle instaure l’alliance nouvelle et éternelle : celle de son Père avec l’humanité entière, à jamais.

Les Évangélistes ont retenu, autour de ces paroles d’institution, les deux gestes du pain et du vin. Saint Paul et saint Luc les montrent séparés par un long intervalle, suivant l’usage juif de ne faire l’action de grâce sur la coupe qu’à la fin du repas. Saint Matthieu et saint Marc, témoins sans doute de l’usage liturgique qui commence à se mettre en place dès les premières années, les ont déjà mis à la suite l’un de l’autre.

1.3. La forme substantielle de la Messe

Ainsi, la Pâque chrétienne s’organise, dès l’origine, autour des deux bénédictions, du pain et du vin, qui sont bientôt rassemblées en une seule action de grâce : l’unique Eucharistie, « la Pâque nouvelle de la Loi nouvelle » ainsi que s’exprime le Lauda Sion.

Cette Eucharistie de Jésus, cette Messe-Source, consiste essentiellement dans les deux paroles nouvelles de Jésus offrant son corps et son sang, et dans ses quatre gestes significatifs qui forment dès lors le noyau substantiel de toute Messe : 1° prendre le pain azyme, puis la coupe de vin (c’est, à la Messe, la présentation des dons qui vont être offerts en sacrifice, l’offertoire) ; 2° les bénir et rendre grâce au Père en rappelant son œuvre de salut toujours efficace (c’est l’anamnèse et, à la Messe, la prière eucharistique) ; 3° rompre le pain (c’est, à la Messe, le rite de la fraction, qui est le signe biblique de l’alliance) ; et enfin 4° donner le pain et la vin à ceux qui vont les recevoir en rémission de leurs péchés et en signe de communion parfaite avec Dieu (c’est, à la Messe, le rite de communion).

Voilà l’histoire de la Messe et la substance de la liturgie eucharistique. Passé ce soir du Jeudi Saint, on entre dans l’histoire des rites, dans l’appropriation concrète que l’Église, dès les Apôtres, a faite du commandement du Seigneur : « Faites cela en mémoire de moi ».

  1. La Messe de l’époque apostolique

2.1. Du repas pascal à la célébration eucharistique

Nous n’avons pas parlé, jusqu’à présent, de l’Apôtre saint Jean. S’il n’a pas jugé utile, dans sa présentation si personnelle de l’œuvre du Christ, de rappeler l’institution de l’Eucharistie, il nous apprend pourtant deux choses essentielles à son sujet.

La première, dans son discours du Pain de vie, c’est le réalisme du corps et du sang que Jésus donne à ses disciples afin que, communiant à sa chair et à son sang, ils soient sauvés par cette inhabitation en Lui. La seconde, c’est ce geste étonnant, au tout début de la dernière Cène, du lavement des pieds : l’Eucharistie est le sacrement de la charité, qui s’exprime au plus haut point dans ce repas fraternel partagé avec ses disciples.

Au commencement du christianisme, l’Eucharistie était donc célébrée au cours d’un vrai repas, dans l’esprit du repas pascal des Juifs. Très vite, l’insertion de l’Eucharistie dans un repas fraternel – l’agape – donna lieu à des abus, en particulier chez les païens convertis, comme à Corinthe. Et cela, d’autant plus que les communautés devenaient nombreuses.

Saint Paul écrit aux Corinthiens pour remédier à ces abus :

« J’apprends tout d’abord que, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il se produit parmi vous des divisions (…). Lors donc que vous vous réunissez en commun, ce n’est plus le Repas du Seigneur que vous prenez. Dès qu’on est à table en effet, chacun prend d’abord son propre repas, et l’un a faim, tandis que l’autre est ivre. Vous n’avez donc pas de maisons pour manger et boire ? Ou bien méprisez-vous l’Église de Dieu, et voulez-vous faire honte à ceux qui n’ont rien ? Que vous dire ? Vous louer ? Sur ce point, je ne vous loue pas. Pour moi, en effet, j’ai reçu du Seigneur ce qu’à mon tour je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du pain… »[2]

Aussi les Apôtres ont-ils décidé de séparer la célébration de l’Eucharistie, le mémorial de Jésus, des repas de fraternité, les agapes. La Messe va ainsi apparaître, dès la fin du Ier siècle, au cœur de l’époque apostolique, comme une cérémonie tout à fait spécifique, comme le culte propre de l’Église.

 

2.2. Les plus anciens témoins

Nous avons la chance de posséder quelques descriptions très anciennes de la Messe des origines. La plus frappante est celle de saint Justin (vers 152-153) qui fait l’apologie du culte chrétien en réponse aux attaques des païens. Dans ce texte vénérable, les grandes lignes de la liturgie eucharistique apparaissent clairement.[3]

– La Messe commence par les lectures de l’Ancien et du Nouveau Testament, usage inspiré par la prière de la synagogue et par les besoins de la catéchèse de la foi.

– Vient ensuite l’homélie de celui qui préside l’assemblée dominicale.

– Celle-ci est suivie des prières communes pour tous les fidèles.

– On se donne ensuite le baiser de paix, afin d’offrir le sacrifice avec un cœur pur.

– On apporte au célébrant le pain, le vin et l’eau.

– Celui-ci « fait une longue eucharistie » que le peuple conclut par un « Amen ».

– Les diacres portent aux fidèles et aux absents le pain et le vin consacrés, dont la réalité de chair et de sang du Christ est clairement professée.

Un peu plus tard, au début du IIIème siècle, la Tradition Apostolique d’Hippolyte de Rome précise les grandes lignes de la prière eucharistique : le dialogue initial et le texte de la Préface, le Sanctus, ainsi que les éléments obligés de la prière du prêtre durant la prière de consécration : le récit de l’institution eucharistique, le mémorial de la mort et de la résurrection de Jésus, l’invocation de l’Esprit Saint sur l’offrande de l’Église et sur les fidèles, la doxologie finale à la gloire du Père, par le Fils, dans l’Esprit Saint.

Suivant l’usage d’alors, le prêtre « improvisait » la prière eucharistique en se conformant à ces grandes lignes, mais très vite, dès le IVème siècle, l’Église rendit obligatoire l’usage de prières approuvées pour éviter les déficiences des prières improvisées.

Cette Messe des origines, bien dissociée des banquets fraternels, se déroulait chaque dimanche dans un lieu approprié appelé « maison d’Église » (kyriacon) ou, en l’absence de moyens matériels ou de tolérance religieuse, dans un local préparé pour la circonstance.

Voilà, brossée à très gros traits, l’origine de notre Messe, la réponse immédiate de l’Église au commandement du Seigneur de ses souvenir toujours de son sacrifice, et la forme permanente et universelle de la liturgie eucharistique.

[1] « Novum Pascha novæ Legis ». Séquence Lauda Sion de la fête du Saint-Sacrement, composée par saint Thomas d’Aquin.

[2] 1 Co 11, 17 et suivants. Saint Jude en fait autant dans son épître (1, 12) : « Ce sont eux, les hérétiques, les écueils de vos agapes ; ils font bonne chère sans vergogne, ils se repaissent… »

[3] S. Justin, Apologie pour les Chrétiens, « Sources Chrétiennes » n° 507, Éditions du Cerf, Paris 2006.