Lectio divina

Une lectio divina est un commentaire biblique sous le mode d’une lecture spirituelle et priante. C’est une méditation sur les textes de l’Écriture Sainte proposés par l’Église pour la Messe du jour.

 » ILS NE FERONT QU’UNE SEULE CHAIR… « 

Lectio divina pour le dimanche 11 mars 2018

Pour essayer de bien comprendre le message de joie que de l’Eglise nous délivre en ce 4ème dimanche de Carême, message anticipant la joie pascale avec le retour de l’orgue, des fleurs et la couleur liturgique rose, j’emprunterai à Camus une de ses pièces de théâtre, en trahissant cependant la pensée profonde de l’auteur.

On se souvient peut-être de sa pièce qui s’appelle Le Malentendu, où une mère, qu’il appelle tout simplement « La Mère », vit – pour des raisons que nous ne connaissons pas et qui sont sans importance – dans la désolation, la tristesse, le désespoir et finalement le crime. Toute cette gradation que Camus synthétise reprend un peu l’analyse bernanosienne de Mouchette et, plus généralement des personnes touchées par le péché. C’est à dire nous tous…

« Le salaire du péché c’est la mort… »

La Mère tient une auberge avec sa fille, et pour se faire de l’argent, elles tuent tout voyageur suffisamment riche pour appâter leur âpreté et satisfaire leur besoin de fortune. Tout à coup, arrive un voyageur que l’auteur nous dit être son fils. Parti il y a plus de vingt ans, pour des raisons qui ne sont pas données, il revient pour apporter à sa mère et à sa sœur le bonheur et la joie, pour leur offrir bien-être et tendresse.

Mais voilà que la Mère, engluée dans les ténèbres de ses crimes, ne reconnaît pas le fils et le tue. Et lorsque le vieux domestique ensuite lui montre le passeport du défunt, elle réalise l’horreur de son acte et va rejoindre son fils en mourant avec lui.

Camus fait dire à la Mère : « Je vivais comme morte, en criminelle… » Et voilà que la douleur a tout transformé. Ce n’est pas, dit-elle, une véritable douleur : c’est la souffrance provoquée par la renaissance de l’amour. Dans ce monde où rien n’est assuré, (où, dirait Camus, tout est absurde) nous avons chacun nos certitudes. Ainsi donc, je découvre quelle est la mienne : l’amour d’une mère pour son fils.

L’amour, naît, renaît, en cette femme criminelle. Douloureusement, dans l’accouchement sanglant provoqué par la constatation que le fils, après vingt ans de silence maternel, revient sans l’avoir oubliée. Il revient silencieusement pour apporter la joie et le bonheur de vivre, sans se découvrir, sans s’imposer, mais en laissant deviner sa personne.

Alors, la mère compare cette délicatesse filiale, cette persévérance dans l’amour à sa propre barbarie, à ses ténèbres, à ses crimes, dont le plus lourd est peut-être qu’elle, la mère, ne l’a même pas reconnu ! De cette comparaison entre l’amour du fils et sa propre ignominie renaît l’amour maternel et renaît la joie. Renaît enfin le don que Camus exprime, lui, par cette mort suicidaire, mais qui est en fait, dans sa pensée, l’image de la mort à soi-même qui nettoie et purifie toute la vie de crimes en rétablissant la relation amoureuse entre le fils et la mère.

« Nous qui étions morts par nos fautes… »

La Mère : terme générique qui nous fait penser à Eve, mère des vivants. Ecrivant cela, je trahis sûrement la pensée de Camus. Mais la comparaison, si elle n’est pas raison, reste trop belle et enrichissante pour être négligée…

La Mère représente l’humanité, l’humanité sous l’emprise du Mal, cette humanité dont la première lecture nous décrit la perversité active et réelle. Chacun d’entre nous s’y retrouve.

Nous remarquons surtout la thématique de l’infidélité qui est la définition la plus concrète et concise du péché : le manque à l’amour, la non réponse à l’Amour divin. C’est la marque déposée du Mauvais… Il ne s’agit pas seulement de l’infidélité physique qui peut accidentellement marquer les unions. Il s’agit de l’infidélité du cœur, cet oubli de l’autre qui colore, le long de nos jours, nos familles, nos amitiés, nos amours, nos engagements divers…

Cette infidélité du cœur est une infidélité à l’amour, une infidélité à l’Alliance c’est à dire à cet Amour que Dieu propose à la liberté de l’homme. C’est la raison pour laquelle le péché se définit bien mieux par cette notion d’infidélité de cœur (donc à notre propre loi intérieure) que par l’entorse à une loi extrinsèque, fusse-t-elle imposée par la religion.

C’est l’infidélité qui entraîne l’humanité dans la mort : « Nous étions morts… » dit Paul. Nous sommes comme morts à la vie parce que nous avons refusé l’Amour de Dieu et, refusant cet Amour, nous tournons le dos à notre vocation d’enfant de Dieu.

Nous sommes sortis de notre route, nous ne vivons plus. Nous sommes véritablement et doublement morts : à la fois criminels de l’Amour divin et nous suicidant en refusant cette dynamique de vie filiale que Dieu nous propose depuis le baptême avec le don de l’Esprit d’Amour pour nous ramener à la maison paternelle…

« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils… »

Et lorsque nous vivons comme la Mère, comme Mouchette, comme tous ces personnages qui sont si bien décrits dans leur monde de péché, nous vivons dans le mensonge et la dissimulation, dans les ténèbres que nous ne voulons pas quitter pour venir à la lumière.

Voilà que dans cette humanité, face à cette mauvaise mère, Dieu envoie le Fils. Au bout de tant d’années de silence, le Fils vient silencieusement, et ne va-t-Il pas aussi mourir silencieusement comme le fils de Camus ?

Il vient silencieusement, non pas pour s’imposer, mais pour nous révéler et nous aider à prendre conscience, à révéler à nous-même et à la vérité, la perversité de nos œuvres. C’est ainsi que se conclut l’évangile : « Celui qui fait le mal déteste la lumière : il ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dénoncées En fait, la traduction exacte du mot est : « révélées ».

Ce n’est pas un reproche que Jésus veut nous faire. Jésus veut nous révéler, nous faire prendre conscience de notre culpabilité parce qu’effectivement nous sommes coupables, vis-à-vis de nous-mêmes parce que d’abord vis-à-vis de Dieu. Nous sommes coupables d’infidélité. Peut-être était-ce aussi le but du fils de la Mère décrit par Camus…

« Non pour juger le monde mais pour que le monde soit sauvé… »

Notre infidélité par rapport à l’Amour divin est la plus grande culpabilité que nous puissions avoir vis-à-vis de quelqu’un qui nous aime.

Mais si le Fils est venu nous la révéler, ce n’est pas pour nous juger, mais pour nous sauver !

Est-ce que le Père nous aurait envoyé Son Fils mourir sur une croix s’Il avait voulu nous juger ? Il nous l’aurait envoyé sur un trône avec les légions d’anges, avec Michel, avec Gabriel, avec les armées célestes ! S’Il nous L’envoie sur la croix, ce n’est donc pas pour prendre notre vie, mais pour nous la rendre à travers effectivement un passage, une pâque qui sera difficile, qui sera le don de soi, qui sera la mort à nous-mêmes, comme le Christ : « Celui qui veut être mon disciple, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive… »

Peut-être est-ce cette mort à soi-même que Camus nous décrit à travers le suicide de la Mère…

« La lumière véritable est venue dans le monde… »

Comment va se faire cette Rédemption ?

Comme dans notre roman : par une crise intérieure provoquée par l’arrivée de la Lumière : « La lumière véritable est venue dans le monde… ». Celle-ci vient pour révéler ma culpabilité en même temps qu’elle va me réconforter en me réchauffant et purifier ma faute.

Voilà que face à cette Lumière, face à cette tendresse de Dieu qui revient silencieusement, non pour me juger mais pour me sauver, face à cette infinie Miséricorde que nous rappelle Paul, face à ce don de Dieu qui n’hésite pas à envoyer Son Fils pour récupérer l’homme, à mettre en balance la vie de Son Unique, de Son Chéri (pour reprendre l’expression employée par Dieu parlant d’Isaac à Abraham : « Prends ton unique, ton chéri, le fils de la promesse et va me l’offrir dans la montagne… », voilà que je prends la mesure de ma barbarie ! Face à cette arrivée du Fils humble et discret, qui ne s’impose pas et qui vient dans Sa seule lumière éclairer ma vie, la mettre sous Sa lumière, sous Sa chaleur purificatrice, ma barbarie à visage humain me saute aux yeux…

Il n’y a pas besoin d’être armé pour être barbare, il n’y a pas besoin d’inventer le jeu du cirque ou le génocide pour être barbare. Nous aussi, pécheurs, nous sommes barbares dans nos infidélités d’amour vis-à-vis de Dieu. C’est par nos péchés, c’est pour nos péchés qu’Il est mort ! N’est-ce pas cela la barbarie que nous partageons en égale indignité, nous tous frères en humanité ?

« Ma vie, je la vis dans la foi au Fils qui m’a aimé et s’est livré pour moi »

Oui voilà que comme la Mère, je fais le rapport entre cette infinie tendresse de Dieu, cette pitié de Dieu qui n’arrête jamais, cette miséricorde du Fils qui n’en finit pas de mourir à chaque messe et de ressusciter dans chaque sacrement de l’Eucharistie(,) et chaque sacrement de Réconciliation, et mon infidélité personnelle, mon infidélité de baptisé, de laïc, de prêtre, et je tombe à genoux…

A la fois brisé et plein d’espérance, je tombe à genoux devant cette inégalité, cette disproportion ; je suis spontanément emporté comme la Mère vers le fils pour demander pardon de cette disproportion entre la tendresse de ce Dieu et mon ignominie, mes infidélités, mes lâchetés, mes trahisons.

Ce que Dieu me demande pour participer à cette rédemption, c’est seulement de voir et de croire ! Voir la croix du Fils mort pour me redonner la Vie et croire à cet Amour infini qui s’y exprime : « Inclinant la tête il exprima l’esprit… »

« Tout le jour son amour tombe sur moi… »

A ce propos, remarquons que Jean n’emploie pas le mot de foi qui est, pour lui, trop abstrait. Jean nous veut concrets et dans le réel : « Il faut aimer en acte et en vérité. » Croire chez Jean, c’est s’engager, c’est cheminer. C’est agir, c’est-à-dire marcher pour me rapprocher de cette « Lumière véritable qui est venue dans le monde pour éclairer tout homme. »

C’est accepter cette loi de l’amour de Dieu, cette lumière qui va prendre toute ma personne : non seulement mes qualités, (nous en avons tellement !), mais surtout mes misères et mes faiblesses. C’est ainsi que dans mes faiblesses, je serai fortifié comme dit Paul… Car Dieu m’aime en mon entièreté. Il aime l’écorce, Il aime la pulpe et le grain, Il aime le jus.

Accepter cette Loi de l’Alliance, c’est accepter que cette Lumière tombe sur tout moi-même (cette « vie dans la chair » énoncée par Paul) pour me révéler tel que je suis, à la (la) fois plus misérable que je ne le pense, et, comme disait Pascal, plus grand aussi que je ne puis l’imaginer. A cause même de cette filiation et de cet Amour de Dieu qui tombe sur moi, comme l’écrit le Psalmiste : « Tout le jour son amour tombe sur moi… »

Acceptons donc d’entrer dans la joie, chrétienne et véritable (qui n’est pas le plaisir), qui naît de cette compréhension que Dieu m’aime dans ma totalité, dans mes recoins les plus obscurs comme dans mes qualités les plus visibles, qui vient également de cette certitude qu’Il me pardonne lorsque je me précipite dans Ses bras, afin que je vive plus profondément encore de la charité qu’Il me donne.

Alors nous ne serons vraiment tous les deux, Lui et moi, qu’une seule chair…

Mgr Jean-Marie Le Gall
Aumônier catholique
Hôpital d’Instruction des Armées de Percy, Clamart.
Retrouvez la lectio divina quotidienne (#twittomelie, #TrekCiel) sur tweet : @mgrjmlegall