don Antoine Barlier, Prêtre formateur à la Maison de formation d’Évron
« L’heure vient où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité : tels sont les adorateurs que recherche le Père. » (Jn 4, 23) Pour rendre ce culte spirituel au Père, une tentation « spiritualiste » guette toujours le cœur des disciples du Christ. Faut-il sortir de son corps pour aimer Dieu d’un amour pur ?
L’histoire de la spiritualité chrétienne est ponctuée de mouvements spiritualistes, tentés de christianiser l’affirmation bien connue de Platon, « sôma sèma », qualifiant le corps d’un tombeau. Qui refuserait la possibilité de sortir d’un tombeau, d’une prison. Saint Paul lui-même semble, parfois, légitimer cette tendance. Scrutant avec acuité la réalité du combat spirituel qui habite le cœur de tout homme, l’Apôtre s’exclame, en écrivant aux Romains : « Malheureux homme que je suis ! Qui donc me délivrera de ce corps qui m’entraîne à la mort ? » (Rm 7, 24) Mais, quelle est cette chair dont il s’agit d’être libéré, selon saint Paul ? Une exégèse attentive des épîtres pauliniennes nous aide à comprendre qu’il ne désigne pas le corps créé par Dieu et ainsi nécessairement bon, puisque voulu par le Créateur dans sa sagesse. La chair, pour saint Paul, c’est le « vieil homme », c’est notre humanité marquée par le péché et non encore pleinement convertie, c’est ce qui reste en nous, malgré le don surabondant de la grâce. La chair qui n’est pas encore convertie concerne, en réalité, l’âme tout autant que le corps, et, même, l’âme avant le corps, puisque, selon l’enseignement du Christ, ce qui est impur, c’est ce qui sort du cœur de l’homme.
La distinction entre le « charnel » et le « spirituel » est d’une subtilité telle que certains courants mystiques, à échéance presque régulière, risquent de tomber dans une condamnation fort peu chrétienne du corps au nom du primat de l’âme, un refus de la dimension charnelle de la vie chrétienne. Sainte Thérèse d’Avila, dans les premières années de sa vie religieuse, fut troublée par l’influence de ce que l’on appelait alors la mystique abstraite, issue de divers courants médiévaux, comme la mystique flamande, à la suite de Maître Eckart. Il fallait, selon les tenants de cette spiritualité, dépasser la contemplation de l’humanité de Jésus, qui pouvait devenir un obstacle dans le chemin de l’union à Dieu. Rien de plus contraire à la vie d’oraison selon la Madre, qui allait intégrer, jusque dans ses conséquences ultimes, l’affirmation du Seigneur : « Qui m’a vu a vu le Père ! » (Jn 14, 9) S’unir au Seigneur, dans la réalité de son Incarnation, est le moyen voulu par Dieu pour s’unir à Lui-même.
En effet, selon le mot de Tertullien, « la chair est la charnière du salut » ; c’est, en s’offrant, dans la totalité de sa nature humaine, âme et corps, que le Christ nous sauve, âme et corps. C’est par l’offrande de son cœur, à Gethsémani, et de son corps, sur la Croix, que le Christ nous obtient le salut. La belle méditation du bienheureux Antoine Chevrier sur l’unité entre les trois mystères de la crèche, du Calvaire et de l’Eucharistie, projette une lumière contemplative sur cette réalité théologique fondamentale. « De la crèche au crucifiement, Dieu nous livre un profond mystère », aimons-nous chanter. Dans la communion eucharistique, dans laquelle Jésus donne son corps en nourriture pour nous unir à lui, c’est tout le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption qui nous est communiqué. « « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. » (Jn 6, 53)
C’est pourquoi notre vision théologique du corps ne peut être juste si elle ne se nourrit pas d’un double regard : l’émerveillement devant la création et l’appel à la conversion. En accueillant le salut du Christ, notre personne tout entière, une de corps et d’âme, est appelée à être sanctifiée. « Celui qui est charnel l’est jusque dans les choses de l’esprit ; celui qui est spirituel l’est jusque dans les choses de la chair », selon le mot de saint Augustin. Ce chemin d’unification appelle une prière à la fois spirituelle et incarnée, une conversion du cœur et du corps. Il se fonde sur la contemplation du Verbe de Dieu fait chair, du Christ, notre unique espérance.