La charité de saint Martin dans la vie commune

Don Bruno Attuyt
Assies 2007

La vie commune à la Communauté Saint-Martin

Dans la continuité de tout ce qui fut dit et partager sur la vie et la charité fraternelle, je voudrais souligner l’opportunité spirituelle que cet évangile et l’exemplarité de notre saint Patron nous permettent de saisir pour oser la charité fraternelle. A cette occasion, je fais mien ce que l’irascible Tertullien écrivait au début de son traité sur la Patience : «  Fasse le ciel que la honte de ne pas faire moi-même ce que j’enseigne aux autres m’apprenne enfin à le pratiquer! »

Saint Cyrille de Jérusalem dans la catéchèse baptismale que nous avons lue à l’office de mercredi dernier, parle de la foi sous ses deux réalités distinctes, la foi « dogmatique » et de la foi « charismatique ». La première exprime notre identité de chrétien, la seconde notre vie de disciple. La même distinction peut s’appliquer à la fraternité. Il y a celle qui est constitutive de notre identité chrétienne et celle qui relève de notre vie chrétienne. Il ne suffit pas d’être constitué frère, il faut vivre en frères. Cette vie en frère, c’est la charité fraternelle.

Ce qui nous fait frères, c’est notre attachement et notre configuration au Christ, par le baptême et par le sacerdoce.

Dans l’évangile deux aspects contextuels à son message central que constitue l’acte d’attention au pauvre ont retenu mon attention:

  1. La dimension ecclésiale et communautaire. Elle est soulignée par l’utilisation des pluriels pour désigner, hormis le Christ, les protagonistes du récit, et par l’image du rassemblement des nations —l’Ecclesia— recevant collectivement bénédiction ou malédiction de la part du Christ.
  2. Le Christ s’identifie aux pauvres, aux petits, qu’il appelle ainsi ses frères. Le statut de frère est lié à l’expérience d’une pauvreté.

Si nous sommes frères les uns les autres, ce n’est pas d’abord parce que nous vivons en communauté, que nous partageons les mêmes idées ou la même sensibilité.  Ce qui nous fait frères, c’est notre attachement et notre configuration au Christ, par le baptême et par le sacerdoce. Cette fraternité nous la confessons lorsque nous disons à Dieu : « Notre Père ». Mais seul le Christ dit « Je » à son Père. En dehors du Christ, nul ne réalise dans l’unicité de sa personne la totalité de la filiation divine. Il en est de même de la charité fraternelle. La charité fraternelle qui découle de cette filiation adoptive, ne consiste pas à atteindre individuellement un niveau de performance spirituelle et morale qui ferait de chacun de nous des clones du Christ.. C’est pourquoi, un saint Martin et un saint Clair pouvaient cohabiter péniblement sur la terre et se retrouver ensemble au ciel ! Il en est de même dans notre vie martinienne. La charité fraternelle au sein de nos communautés ne se réalisera jamais dans la totalité de sa perfection en chacune de nos individualités. Pourtant il nous faut en vivre et la construire personnellement si nous voulons demeurer cohéritiers du Seigneur et faire partie des bénis du Père.

La charité de saint Martin : source de vie fraternelle

Nous voilà donc dans la même situation que Martin : face à un pauvre qui est son frère.

Saint Martin célébrant l’Eucharistie : le sommet de sa vie commune.

Martin et le pauvre d’Amiens, Martin et le pauvre de Tours.

Les deux charité de saint Martin, celle d’Amiens alors qu’il était catéchumène et celle de Tours quand il était évêque, peuvent nous éclairer sur la façon de vivre en martinien cette charité fraternelle. En revêtant par deux fois le pauvre, Martin manifeste qu’il veut être lui-même aux yeux du Christ ce que le pauvre est successivement à ses yeux de catéchumène et de prêtre : un frère. Ses deux gestes de charité fraternelle sont liés à sa volonté de rencontrer le Christ pour en devenir le frère. Désir de rencontre exprimé en se préparant au baptême, désir de rencontre en se préparant à la messe. Lorsque nous avons le sentiment que la vie communautaire fonctionne mal, nous ne manquons pas d’en diagnostiquer les manques, les maladies et les enfermements et ainsi, consciemment ou non, d’en voir ses membres comme des petits ou des pauvres. Nous voilà donc dans la même situation que Martin : face à un pauvre qui est son frère, face à son frère qui est un pauvre !

Martin n’a donné que la moitié de sa chlamyde : la part qui lui appartenait explique la tradition. Dans la sacristie de Tours, il n’a pas donné les habits sacerdotaux dont il avait besoin pour célébrer la messe mais bien ses vêtements personnels. Il n’a, là aussi, donné que ce qui lui appartenait en propre et dont il disposait librement. Si son union au Christ dans l’état de vie qui était le sien, catéchumène puis prêtre, fut la source de sa charité fraternelle, le renoncement qu’il fait de son bien propre au profit de celui en qui il reconnaît son frère en est le sceau d’authenticité. Renoncement et charité fraternelle sont intimement liés. En choisissant d’être membre de la Communauté Saint Martin, la charité fraternelle revêt pour nous la forme spécifique de la vie communautaire. Le renoncement qui lui est lié réside dans le libre abandon d’une part de notre autonomie, ainsi que le rappellent nos statuts. L’obéissance attendue est ainsi la garantie d’une authentique fraternité dans la Communauté Saint Martin. Mais cela ne suffit pas ! Notre vie fraternelle doit se construire sur cette part de bien qui nous est propre.

Nous ne pouvons, comme nous le ferions peut-être à l’égard d’un solliciteur habituel, dire : « j’ai déjà donné ! ». Notre vie chrétienne et sacerdotale, qui est celle du Christ, est fondée sur le don continu de nous –mêmes. Ce à quoi nous avons librement renoncé pour être Martinien, ne nous appartient plus puisque nous y avons renoncé ! Ce que nous avons donné de notre vie à l’Eglise pour être prêtre ou diacre, ne nous appartient plus puisque nous l’avons donné ! Si nous voulons contribuer à la croissance de la vie fraternelle, il nous faut puiser dans ce qui nous est propre, cette part restante, pour la donner au frère et être reconnu par le Christ comme un frère. Cette part peut revêtir bien des dénominations : temps, confort, disponibilité, patience, autonomie, indépendance, tranquillité, propriété, argent, loisir, reconnaissance…etc.

Une chose est sûre, le donner, c’est s’en priver. Personne ne peut nous y obliger ou le réclamer. Il s’agit de charité, d’amour du prochain. On veut ou on ne veut pas. Mais si ce renoncement n’est pas un don de compassion et l’expression d’un désir de réelle communion au Christ dans le prochain et dans l’eucharistie, il ne portera que le fruit d’une frustration ou d’une servilité immature dont un jour ou l’autre on en fera payer le prix à la Communauté ou à l’Eglise.

Toute la vie de saint Martin fut marquée de cette charité fraternelle. Demandons son aide et son intercession pour le suivre sur cette route. Ne craignons pas d’en accepter l’exigence car il s’agit de la vie même du Christ en nous , lui qui nous a aimé jusqu’à mourir pour nous et qui nous invite à faire de même pour lui et pour nos frères.