Il y a cinq ans nous vivions le premier confinement, période étrange et inattendue. Il ne se résume pas à une épreuve : il faisait beau et nous avons pu expérimenter une autre manière de vivre. A la fin du confinement certains parents relevaient que les enfants étaient plus apaisés, ils avaient eu moins d’activités mais plus de temps pour se reposer. Je me souviens d’une petite fille racontant qu’elle avait cuisiné un gâteau au chocolat avec son père, elle en avait encore des étoiles dans les yeux. Il avait fallu que la société soit confinée pour que ce père et sa fille puissent cuisiner ensemble.
Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand né en 1965, affronte cette question : pourquoi est-il devenu si compliqué pour un père et sa fille de cuisiner un gâteau au chocolat ? Pourquoi y a-t-il un tel écart entre ce que nous voudrions vivre et ce que nous vivons effectivement ? L’un de ses concepts est l’accélération sociale. Nous tenterons de le résumer.
Qu’est-ce que l’accélération chez Hartmut Rosa ?
Trois choses se sont accélérées durant la période moderne. Premièrement, la technique : il faut beaucoup moins de temps pour faire sa lessive, se déplacer entre Paris et Marseille ou envoyer un message à l’autre bout du monde.
Ensuite, la société : le rythme du changement entre ce qui n’a plus court et ce qui n’a pas encore court dans la société s’intensifie. Nous sommes passés de changements intergénérationnels à des changements générationnels puis intragénérationnels. Par exemple, autrefois les fils faisaient le même métier que leurs pères, puis ils ont fait un autre métier et aujourd’hui exercent différents métiers au cours de leurs carrières.
Enfin, la vie : il y a une augmentation du nombre d’épisodes d’expérience et d’action par unité de temps. Ce qui est paradoxale, car l’accélération technique devrait nous libérer du temps, mais en réalité notre nombre de tâches augmente. Nous écrivions une lettre par semaine, aujourd’hui des dizaines de messages par jour.
D’où vient cette accélération ?
La technologie n’est qu’une condition de cette accélération, elle n’en est pas la source. Hartmut Rosa identifie un moteur social : la compétition économique. Le capitalisme doit accélérer. Pour reprendre l’expression de Benjamin Franklin : « le temps c’est de l’argent » (la vitesse permet de réduire les coûts de production, il vaut mieux réinvestir rapidement les capitaux et le plus rapide du marché est le plus compétitif). Le capitalisme se structure de façon dynamique, il est impossible de s’arrêter. Cette logique de compétition infinie s’étend à l’ensemble des dimensions de la vie humaine : l’éducation, les soins, les relations amoureuses, …
D’autre part, il y a un moteur culturel : dans une société sécularisée, l’accélération sert d’équivalent fonctionnel à la promesse d’éternité. La société ne croit plus au ciel, il ne reste que la vie sur terre. Il faut réaliser le maximum de possibilités durant cette vie, que la vie tienne ses promesses.
Dans une perspective catholique nous pouvons noter que ces deux moteurs ont largement été dénoncés par le Magistère.
Quelles sont les conséquences de l’accélération sociale ?
L’accélération sociale produit des problèmes de désynchronisation, car tout n’accélère pas et les accélérations se font à des rythmes différents, il faut toujours environ 60 millions d’années pour que du pétrole se forme, la gestation humaine prend toujours neuf mois et il faut du temps pour vivre un deuil. Cela peut créer des troubles dans nos relations avec la nature, les autres, notre subjectivité.
La société moderne se pense comme libre, mais le devoir de suivre les exigences sociales d’efficacité n’a jamais été aussi fort. Les sujets n’en font jamais suffisamment, il y a toujours quelque chose de plus urgent que le gâteau au chocolat. Ceux qui n’arrivent pas à suivre le rythme sont rejetés.
Le monde devient froid. L’espace, les objets, nos actions, le temps et nos relations ne parlent plus. Par exemple le temps passé sur un écran s’écoule rapidement et ne laisse pas de souvenirs (contrairement à la fabrication d’un gâteau au chocolat).
Hartmut Rosa propose la résonance, un rapport vivant avec le monde, comme porte de sortie. On trouve dans cette autre relation au monde de la prière, de l’art et des gâteaux au chocolat.