La vertu du temps long

Dans un monde marqué par l’accélération des rythmes, l’attente est souvent vécue comme une offense à notre liberté, une régression. On voudrait sans cesse brûler les étapes, trouver le coefficient multiplicateur qui va simplifier l’équation, aller toujours plus vite. Loin de nous la sagesse des Anciens, qui sous la plume de Jean de La Fontaine, tient en deux vers : « Patience et longueur de temps/Font plus que force ni que rage » ! Plus récemment, c’est le Comte de Monte-Cristo, qui au terme du monumental roman d’Alexandre Dumas, nous rappelait que « toute la sagesse humaine est contenue dans ces deux mots : attendre et espérer». Deux mots, deux vers, pour résumer la saveur du temps long… 

Le temps long est celui de l’attente, qui ne connaît pas son objet, et qui s’étire, indéfiniment. « J’attends… pas grand chose de spécial », chante le rappeur Orelsan, pour signifier son ennui existentiel, et celui de toute une génération, désœuvrée. Cela peut être aussi une attente qui n’a plus d’objet, faute de réponse. Le temps long est celui que nous fuyons, car il nous renvoie à nous-même, à notre faiblesse, à nos limites : il est celui auquel on ne parvient pas à couper court. Qui s’impose à nous, sans que nous l’ayons choisi : il est le temps de la maladie, du deuil, de la séparation, du chômage. En un mot, de l’épreuve. « Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle/Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle», confie Andromaque, veuve éplorée d’Hector, à sa suivante. Oui, l’épreuve transforme le temps en éternité, en une durée qui ne semble plus avoir de fin, en un temps hors du temps.  

Nous sommes tentés alors de nous décourager, de faire demi-tour, d’abandonner. À quoi bon cette prière, puisque je ne suis pas exaucé ? A quoi bon accorder ma confiance, puisqu’elle n’est pas honorée ?  

Et pourtant !  

Le temps long est celui de la fécondité. De la maturation. De la bonification. De la purification. Qui nous apporte bien plus qu’une satisfaction éphémère. Qui nous comble au-delà de nos espérances.  

Quoi de plus merveilleux qu’une vie qui peut en faire sa propre relecture, après avoir traversé bien des épreuves ? que des retrouvailles familiales autour de nos aînés ? qu’un bon vin vieilli en cave ? qu’une note enfin correcte au violon ?  

Goûtons à la saveur du temps long ! qui permet l’acquisition de la vertu, de l’habileté, de la sagesse ; qui permet la croissance. « C’est chez les anciens qu’est la sagesse, c’est dans un grand âge que se trouve la prudence. » (Jb 12, 12

Photo d'un topo devant une croix rouge

Quarantaine

Les Hébreux ont passé quarante ans dans le désert, avant d’entrer en Terre promise ; Jésus a passé quarante jours dans le désert, avant d’entamer sa vie publique ; il faut quarante semaines à un petit d’homme pour voir le jour… Quarante… un temps long mais nécessaire à l’éclosion de la vie. 

On oublie trop souvent qu’avant d’être 2+2, 4, c’est d’abord 1+1+1+1. Grande leçon que cette arithmétique qui paraît si simple ! Pour parvenir au résultat, chaque étape compte. Les brûler, c’est risquer de perdre du temps. C’est bâtir sur du sable (Mt 7, 26), c’est manquer de prudence : « Voilà un homme qui a commencé à bâtir et n’a pas été capable d’achever! » (Lc 14, 30) Ce qui se fait contre le temps ne résiste pas au temps.  

Cette égalité nous enseigne aussi de ne faire qu’une seule chose à la fois. On ne peut passer à l’étape suivante qu’après avoir validé la précédente. Plutôt que le multitasking, la monotâche. Rébarbative, peut-être, mais unifiante. Le temps long est celui qui nous unifie car nous ne nous concentrons que sur une seule chose à la fois. Quelle respiration ! Alors que notre impatience nous entraîne à la précipitation, et finalement, à la perte de temps. On se prend les pieds dans le tapis. Comme Adam et Eve, qui, dans leur impatience du Bien, l’ont saisi, plutôt que le recevoir de Dieu. En quoi s’origine leur péché, le premier duquel découle tous les autres.  

A bien considérer les choses, c’est en connaissant notre terme que nous pouvons supporter le temps long. Pour le chrétien, son terme, c’est d’être uni à Dieu. C’est la vie éternelle. « La vie divine et éternelle, en effet, est la fin vers laquelle l’homme qui vit dans ce monde est orienté et appelé. » Si bien que « la vie physique et spirituelle de l’homme, même dans sa phase terrestre, acquiert sa plénitude de valeur et de signification » (Evangelium Vitae, 30). Ajoutons : quelle que soit sa trajectoire, quel que soit le temps qu’il mette à éclore. Quelle espérance pour nous !  

Desséché, ce figuier ? 

Bien que nous faisant éprouver le manque, le doute, voire la mort, le temps long nous met en relation avec notre fin, notre raison d’être. Il fraye un chemin à la prière, creuse notre désir, affine notre espérance. « Celui qui prie est quelqu’un qui espère : il ne retrouve pas dans la situation de celui a tout, sinon, il n’aurait pas besoin de demander ; mais il sait qu’il y a quelqu’un qui a la bonté et la puissance de tout donner, et c’est vers Lui qu’il tend les mains. Celui qui prie, dit Josef Pieper, “se tient ouvert à un don que finalement, il ne connaît pas ; et même si ce qu’il a concrètement demandé ne lui est pas donné, il reste pourtant certain que sa prière n’est pas vaine”».  (Joseph Ratzinger

C’est en ce sens que nous pouvons entendre la parabole du figuier desséché : certain que celui-ci ne donnera pas de fruit, depuis tant d’années qu’il n’en donne pas, un maître demande à son vigneron de le couper. Mais celui-ci, pressentant quelque chose, obtient du maître un délai supplémentaire : « Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche autour pour y mettre du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas. » (Lc 13, 8-9) L’Évangile ne dit pas si le figuier a donné du fruit. Qu’est-ce à dire, sinon que la vie ne se trouve pas dans un résultat, dans du temps rapporté à un objectif, mais dans du temps gratuit, donné sans compter, rajouté au temps déjà donné. La vie se trouve dans cet élan en sa faveur, dans ce surcroît d’amour qui nous fait quitter le règne de l’efficacité au profit de la fécondité. Le temps long est celui qui nous permet, en définitive, d’apprendre à aimer comme Dieu nous aime : gratuitement, et sans retour.  

Alors, attendre, oui, espérer oui, et prier, encore et toujours !  

Articles similaires

Temps, vitesse, accélération

Dans une société sécularisée, l’accélération sert d’équivalent fonctionnel à la promesse d’éternité....

Du sabbat au dimanche : le sens du repos et de la fête

« Au septième jour Dieu se reposa de l’œuvre qu’il avait faite. » (Gn 2,2) C’est la conclusion bien connue du premier récit de la Création. Ce septième jour est...

La saveur du temps présent

Attendre et espérer ! Le risque est grand de vivre la longue attente, dans nos vies, en nous projetant au loin, vers un objectif plus ou moins rêvé. Le véritable...

De la prière du corps à celle de l’Église – La prière de l’Eglise

Le corps au sens personnel et le corps au sens social  Le mot « corps » désigne la dimension matérielle de l’être humain, essentielle car l’homme n’a pas seulement un...

Rechercher

Se connecter