Abbé Jean-François Guérin
1929 – 2005
Fondateur de la Communauté Saint-Martin
1929 – 2005
Fondateur de la Communauté Saint-Martin
Le mot du modérateur général de la Communauté Saint-Martin
« Si vous avez faim et soif de Dieu, vous aurez faim et soif de prêtres authentiques ! Ils vous seront accordés. Le prêtre est à la mesure de Dieu et à la mesure des âmes qui ont le désir de Dieu. Aimez notre Seigneur dans ses prêtres. Aimez notre Seigneur et vous aurez de saints prêtres. Aimez vos prêtres et vous serez aimés de Dieu. »
« À l’ombre de ma main, je t’ai caché »
(Is 51, 16)
Les éléments biographiques que nous mettons ici à la disposition de tous, révèlent l’histoire du fondateur de la Communauté, ses péripéties ecclésiales, sa personnalité profonde, mais surtout l’œuvre de la grâce dans sa vie d’homme et de prêtre. Ces lignes témoignent que l’histoire de la Communauté Saint-Martin, dans ses fondements, n’est pas l’effet d’une volonté humaine parvenue à sa fin, mais le fruit d’une succession d’appels de l’Église où il me semble manifeste que la Providence guidait les pas de celui qu’elle a choisi pour en être le messager, l’artisan et le serviteur. À l’ombre de sa main, il a été caché et choyé pour porter du fruit…
Cet homme au caractère trempé était doté d’un sens aigu du réel qu’il rattachait volontiers à ses racines rurales et tourangelles. Alors, inutile d’essayer de lui en raconter… On se souvient de son regard perçant, de l’acuité de son jugement sur les personnes et les événements. Il voyait loin et large. Sa grâce de paternité apaisait son impétuosité, canalisait son impatience, et le disposait à entrer dans le temps de Dieu.
Il aimait la discrétion. En 1984, il annonçait ainsi la première fondation de la Communauté en France dans le diocèse de Fréjus-Toulon : « Laissons le grain s’enfouir avant de pavoiser… Priez et parlez peu, c’est une supplique qui est une recommandation de l’Évangile avant d’être une règle de diplomatie ».
Héritier de l’École française de spiritualité, il a toujours manifesté une très haute estime pour le sacerdoce, cohérente avec son amour profond de l’Eucharistie. Il écrivait le 29 juin 1980 : « Si vous avez faim et soif de Dieu, vous aurez faim et soif de prêtres authentiques ! Ils vous seront accordés. Le prêtre est à la mesure de Dieu et à la mesure des âmes qui ont le désir de Dieu. Aimez notre Seigneur dans ses prêtres. Aimez notre Seigneur et vous aurez de saints prêtres. Aimez vos prêtres et vous serez aimés de Dieu. »
Son sens bénédictin, ecclésial, contagieux de la liturgie en a marqué beaucoup, et durablement.
Mais par-dessus tout, ce que je retiens de lui, c’est son amour de l’Église. Vous vous souviendrez certainement d’une de ces formules dont il avait le secret : « Aucune de nos attaches les plus chères à Dieu, au Christ, à l’Eucharistie, à l’Évangile, à Marie, à la Tradition, ne peut justifier une mise volontaire hors de l’Église ». Son obéissance à l’Église n’avait d’égal que son attachement au Christ, « qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort et la mort de la Croix » (Ph 2,8).
Paul PRÉAUX
+ Modérateur général
Pour le XXVe anniversaire d’ordination sacerdotale du Très Révérend Père Dom Antoine Forgeot (Fontgombault, le 9 août 1989)
Mes Très Révérends Pères,
Mes Frères dans le sacerdoce, moines et prêtres,
Mes Frères,
Nous sommes ce matin réunis pour célébrer le 25e anniversaire de l’Ordination sacerdotale de Dom Antoine Forgeot et de Dom Jean-Louis de Robien, reçue le 9 août 1964 des mains de Son Éminence le cardinal Joseph Lefebvre. Je voudrais, avant de vous parler un peu de ce sacré sacerdoce unique de Notre Seigneur, m’adresser aux prêtres et aux moines pour faire mémoire de Dom Edouard Roux et de Dom Jean Roy, à qui, après vous, mon Révérend Père, nous devons tant.
Je pense que cette présence, nombreuse, des fils de Fontgombault, des fils de Randol, des fils de Triors, des fils de Gricigliano, et de tous ceux qui dans les familles spirituelles, dans les familles sacerdotales, dans les familles humaines se retrouvent à Fontgombault ce matin, montre que nous avons de quoi rendre grâce à Dieu au sujet de cette abbaye et de sa vitalité.
Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen.
Toute vocation est d’abord une vocation dans l’ordre de la sainteté ; comme le dirait le Cardinal Journet : « L’ordre de grandeur de la sainteté », et c’est ainsi que toute vocation –sacerdotale y compris – puise dans le mystère baptismal de la filiation divine. Une abbaye bénédictine autour de son abbé, de son père, c’est l’image parfaite, c’est le modèle exemplaire de la famille divine. Vous essayez en perfection, par les voies de la vie monastique, d’être parfaitement conformes à votre filiation baptismale – et je salue au passage votre maman, nos mamans, la mienne – parce que là, de par la volonté de vos parents et par la volonté de l’Église, vous avez été compromis dans un premier pas, par un premier pas dans ce que vous êtes aujourd’hui. Et vous êtes, comme la règle de saint Benoît l’exprime si bien, vous êtes d’abord une famille. Vous êtes d’abord une école et quelle école ! L’école du Mystère du Fils. À la base de toute vocation, en toute vocation, pour les Christifideles – pour supprimer une fois pour toutes l’affreux mot de laïc – comme chez les clercs ou séculiers, nous sommes d’abord des fils appelés à une vocation universelle – que j’aime mieux qu’un sacerdoce commun – une vocation universelle à la sainteté.
Et c’est là que la scolastique et saint Thomas sont intervenus pour préciser les choses, en disant que nous en percevons non pas seulement l’appel vague par des moyens indéfinis, mais que de cette filiation nous avons reçu un caractère qui, bien qu’étant d’ordre instrumental – pour laisser chaque chose à sa place – est une intervention spirituelle, active, efficiente, qui ne fait pas de nous comme des fils, appelés à suivre le Fils unique et à l’imiter, mais que nous sommes vraiment dans le Christ, insérés en Lui dans la foi au Christ, dans la charité du Christ, pour son Père et pour les hommes, nous sommes par adoption ce qu’il est par nature, destinés à une filiation de sainteté au sein de la famille divine, mystère qui est déjà commencé au baptême par l’habitation des Trois Personnes en nous, le Père, le Fils et l’Esprit. Si bien qu’en vous fêtant ce matin, nous nous fêtons un peu nous-mêmes, parce que vous êtes une plante vivace, un exemple réussi de la vie divine, parce que vous êtes de ceux, de la race de ceux qui ont cru à cette filiation et qui ont tout quitté pour prendre les moyens d’arriver dans cet état de perfection à l’aide des conseils évangéliques qui vous font pratiquer l’obéissance du Fils, la chasteté du Fils, la pauvreté du Fils, par amour pour le Père, et à votre place, toute votre place et rien que votre place de moines pour le salut des âmes.
Si sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, dans sa vocation à la sainteté, a été déclarée la Patronne des missions, de l’activité missionnaire pour le monde entier, combien le moine qui célèbre sa messe, qui sacrifie sa vie, qui obéit, qui est le prototype de la chasteté possible, réelle et de la pauvreté vécue, n’a-t-il pas puissance sur le Cœur de Dieu pour être au cœur même du Règne, pour le faire avancer.
Ensuite, votre vocation, dans un second caractère qui est aussi une puissance spirituelle vive bien qu’instrumentale a reposé sur votre confirmation. Le moine, c’est le successeur du martyr, c’est-à-dire du témoin du Christ. Quand on s’est engouffré à la suite de Notre-Seigneur Jésus-Christ – le Christ est ressuscité, alléluia – on n’avait qu’à descendre dans l’arène et à se laisser manger par les lions ou trancher le cou, c’était une manière apologétique très simple, doctrinalement très sûre et amoureusement totale, totalement valable. Le martyre était témoin de la vie du Fils envoyé par le Père, le témoignage apporté à l’efficacité, à l’efficience de sa mort, de sa résurrection, qui entourait du reste le mystère de son Incarnation-Rédemption.
Et quand les martyrs se sont fait rares, par un mystère de la volonté divine conjugué au mystère de l’histoire, qui a évolué, voilà que l’anachorète, l’ermite, le moine (monos) : seul, seul pour Dieu, seul pour lui-même, seul pour le monde, voilà que le désert de la Thébaïde, voilà que le désert de l’Anatolie, voilà que les déserts ont voulu d’une manière inspirée par Dieu remplacer le témoignage du sang, par le témoignage d’une vie totalement abandonnée à Dieu. Sans doute, déjà, dans une pauvreté absolue, dans une chasteté totale, et dans une obéissance qui s’est précisée au cours de l’histoire du monachisme. Mais là nous avons quelque chose d’extrêmement vivant, dans la ligne du baptême, un autre caractère imprimé par Dieu dans l’âme de celui qui est appelé, qui répond à sa vocation de filiation et qui confine cette réponse par un témoignage jusqu’au sang. Nous sommes sûrs, au moins avec les abbayes, nous sommes sûrs avec Fontgombault, que non seulement ce martyre est sans doute distillé au compte-goutte au travers de la vie régulière de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, d’humilité et des autres vertus chrétiennes, mais que si un jour revenait la persécution dans l’Église, les moines seraient encore les premiers à nous montrer la route, comme en 1789 : vous seriez encore les premiers à nous montrer l’exemple, parce que vous êtes ce que vous êtes, vous êtes les successeurs des martyrs, vous êtes les successeurs de ceux dont le témoignage ne peut être qu’absolu, entier, Le troisième caractère, puissance active et efficiente, qui est en vous, c’est le caractère sacerdotal. Jésus a institué un ordre sacramentel, qui a prolongé tout ce qu’il était pour le Père, et tout ce qu’il était d’envoyé par le Père pour les hommes. Tout le mystère du Père et, dans le mystère du Fils, la soumission du Fils, cela se trouve dans la vocation commune à la sainteté; mais tout le mystère du Fils, de par sa volonté propre, a été contenu dans un ordre sacramentel et principal: dans l’ordre sacrificiel de la messe et l’Eucharistie.
Initialement et en théorie, la vie monastique a pu et pouvait se suffire à elle-même; Jésus, curieusement, disons plus exactement mystérieusement, n’a pas uni les pouvoirs sacramentels donnés aux Apôtres, à leurs successeurs et aux prêtres, aux éléments de perfection qui relèvent du baptême. La vocation religieuse, monastique, est radicalement différente de la vocation sacerdotale, qui reste un pur appel de l’Église pour le service des âmes. Ce sont des distinctions qui permettent de voir plus clair, mais bien entendu sur lesquelles il ne faut pas trop insister non plus. Parce que là l’histoire est intervenue…
Il y a d’abord le mystère de Jésus, le mystère de Jésus qu’à la suite de Bérulle, le Cardinal Journet exploite admirablement à propos de Madeleine et de Judas. Judas est constitué en plénitude dans la grandeur de hiérarchie. Il reçoit les pouvoirs du sacerdoce, il est « ordonné » Apôtre, évêque, si l’on peut dire, et il participe à la première – et pour lui à la dernière – Eucharistie. C’est une espèce de preuve douloureuse, tragique, que Jésus n’a pas lié les pouvoirs sacramentaux donnés aux prêtres, qu’ils soient religieux ou séculiers, à l’ordre des grandeurs de la sainteté. Et voilà, c’est un thème exploité surtout par Bérulle, et voilà que par un phénomène de « sur-compensation », comme un phénomène de surcroît, d’abondance devant la déchéance de quelqu’un dans l’ordre de la hiérarchie, Dieu capte une âme, Marie-Madeleine, la pécheresse repentie, pour en faire une âme de réparation. Judas – c’est un thème cher à l’École Française – Judas dans sa trahison est immédiatement remplacé par une surabondance de l’ordre de la sainteté.
L’autre exemple, qui est moins tragique, c’est l’exemple de Marie au pied de la Croix. Le sacerdoce, le mystère du Christ de l’Eucharistie, va prendre son efficience sacramentelle du Jeudi saint, historiquement au pied de la Croix, où deux autres personnages sont présents : Marie et Jean. On a dit une très belle chose sur Marie. On a dit que dans le temps de la présence du Christ sur terre, où tous les pouvoirs sacramentels du Christ étaient encore contenus et liés en lui, l’ordre de la sainteté, auquel tous ces pouvoirs étaient destinés : L’Église, était tout entière représentée en perfection dans la Vierge Marie. C’est ce qui fera dire à Bérulle plus tard que Marie était l’oratoire où Jésus s’est complu pour adorer son Père, déjà, dans le mystère de l’Incarnation si cher à l’École Française. Encore plus dans le mystère de sa Rédemption parce que là Jésus intervient : au prêtre qu’il a au pied de la croix et – en effet il n’y a pas eu qu’un sacerdoce qui a failli, il y a eu aussi un sacerdoce préférentiel et grandement doté d’un amour préférentiel – Jean, qui est là au pied de la Croix, et auquel Jésus s’adresse, si bien qu’ici il s’adressa au fils par rapport à la Mère, mais il s’adresse aussi au prêtre par rapport à Marie. « Fils, voici ta Mère », c’est vrai pour tout baptisé, et deux fois vrai pour un prêtre, et c’est trois fois vrai pour un prêtre moine. Jean est l’archétype du prêtre, et l’archétype du moine, c’est-à-dire de la suprématie de la hiérarchie d’amour, celle que nous, quelquefois dans notre ministère sacerdotal, nous plaçons au terme du ministère, alors que les écoles spirituelles, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus par exemple, la placent au principe de la vie spirituelle. C’est l’amour qui fait l’Église. « Je cherchais dans la hiérarchie et les distinctions établies par saint Paul, où je pouvais bien être » dit sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. « Et dans ma recherche, je ne trouvais pas ma place, ou plus exactement, je les voulais toutes. Alors je compris que l’Église avait une hiérarchie voulue par Jésus, mais qu’elle avait aussi un cœur, qu’elle était destinée tout entière à l’amour ; alors j’ai compris à partir de ce moment-là que sans l’amour, sans la hiérarchie d’amour, les Apôtres cesseraient d’évangéliser, les martyrs refuseraient de descendre dans l’arène, les prêtres ne voudraient pas célébrer la Messe. » Parce que l’amour n’est pas seulement au terme de notre quête de Dieu, si vere Deum quærit, mais qu’il en est dans la vision des mystiques, à l’origine. C’est l’amour qui fait le prêtre, c’est l’amour qui fait le moine, c’est l’amour qui fait l’apôtre, c’est l’amour qui fait les chrétiens fidèles, l’époux, l’épouse, le fils, la fille, c’est l’amour qui fait tout. Alors dit sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et le pape Pie XI le reconnaîtra officiellement pour toute l’Église : « J’ai compris à partir de ce moment-là que dans l’Église, ma Mère, je serai l’amour, et j’ai compris que ma vocation c’était d’être apôtre ».
Ce n’est pas une vision discursive et intellectuelle, théologique, sur l’ecclésiologie, mais c’est une vision, comme dit le Cardinal Journet, vécue de l’Église.
Dans notre quête de la vraie vie, nous prêtres destinés par l’Église à l’apostolat de l’union à Dieu, à votre suite, sur votre exemple, et avec votre aide de prêtres-moines, nous savons que sur d’autres routes il nous faut obéir, garder la chasteté et vivre la pauvreté du Christ et souvent dans des conditions rendues périlleuses par notre proximité du monde.
Il nous faut revenir à l’unité du sacerdoce de Jésus, faite des mêmes exigences fondamentales pour l’Apôtre et pour le moine participants de cet unique sacerdoce : esprit de filiation, disponibilité au témoignage du martyre, vie sacerdotale unie au Sacrifice du Christ volonté de sainteté, NOUS SONT COMMUNS pour l’essentiel.
Au cœur d’un monde profondément déchristianisé, à notre place, toute notre place, rien que notre place d’apôtre ou de moine, les mêmes exigences de notre sacerdoce nous feront porter l’Évangile aux hommes. Un prêtre « séculier » devrait volontiers être l’ami des moines, pour lier plus facilement sa hiérarchie de pouvoirs à sa hiérarchie de sainteté. Un moine prêtre devrait volontiers porter intensément dans son cœur, comme la petite Thérèse, la vie et le ministère de ses frères prêtres « dans le siècle », relier lui aussi sa hiérarchie de sainteté, première pour lui, à sa hiérarchie de pouvoirs, usant de toute sa force de vie consacrée et de toute sa charité de « frère » pour tous les prêtres du monde.
Voilà. Je voudrais vous laisser, mon Révérend Père, sur cette vision de la vocation de sainteté, de la votation au témoignage, et de la vocation sacrificielle, la plus belle de tout notre sacerdoce parce que Jésus y a fait intervenir sa Mère, celle qu’il s’était choisie parmi ses apôtres même, pour représenter, c’est-à-dire rendre présent l’ordre de ceux qui sont à sanctifier, c’est-à-dire l’ensemble du peuple de Dieu. Je lui confie la route qu’il vous reste à suivre, et la mienne, et celle de tous ceux qui sont présents ici, dans l’ordre qui est le leur, des pouvoirs qu’ils ont reçus s’ils sont prêtres, diacres, dans l’ordre de sainteté pour tous, fidèles, prêtres et moines, qu’ils se rappellent cette complémentarité de l’institution eucharistique et sacerdotale :
« Faites ceci en mémoire de moi. »
« Fils, voici ta Mère. »
Amen.