Saint Martin, homme d’ascèse et de zèle

Don Jacques VAUTHERIN
Homélie prononcée lors des Assises 2009

Sulpice Sévère écrit qu’après son ordination épiscopale, Martin, « pendant quelque temps, logea dans une cellule attenante à l’église. Puis, comme il ne pouvait supporter le dérangement que lui causaient ses visiteurs, il aménagea pour lui une cellule de moine à deux milles environ en dehors de la cité. ». Vous l’avez bien entendu : Martin a fondé Marmoutier — excusez-moi l’expression — sur un « pétage de plomb ». En tout cas, c’est ce qu’il peut paraître à première lecture.

Loin de moi l’idée de jeter à Martin la première pierre. Quiconque a un peu d’expérience de la sonnette et du téléphone d’un presbytère sait la pression que ces engins peuvent vous mettre. D’ailleurs Sulpice Sévère nous décrit ensuite Martin d’une disponibilité édifiante : sans cesse appelé de-ci de-là. On pense au curé d’Ars épuisé en fin de journée à qui l’on vient dire : M. le curé ! Untel vous attend à l’église pour une affaire importante. Le curé sourit, s’exécute et souffle à voix basse : « Mon Dieu, je vous l’offre »; « M. le curé, tel autre est à toute extrémité. Il vous demande. » – « Mon Dieu, je vous l’offre ». C’est aussi un peu la vie de saint Martin à Marmoutier. Et c’est déjà une belle leçon.

Il n’empêche. J’ai du mal à croire que Martin ayant fui d’abord à Marmoutier, se soit ensuite repris seulement à moitié, sans rejoindre totalement son poste. On me dira que Martin a concilié son désir monastique et l’appel à l’épiscopat dont il ne voulait pas : j’ai du mal à croire que le soldat de Worms, en acceptant l’ordination épiscopale n’ai pas renoncé avec générosité à son rêve de solitude. J’ai du mal à imaginer Martin transigeant. Et s’il faut admettre alors que Martin avait les deux vocations : monastique et pastorale, alors je crains que Marmoutier et finalement le patronage de saint Martin ne me concerne pas à moi qui ne me sens pas fait pour être moine. Je voudrais, avec vous, tenter une autre lecture de Sulpice Sévère. Martin ne pouvait plus supporter le « dérangement », mais il y a dérangement et dérangement : il y a les dérangements qui nous dérangent vraiment et les dérangements qui, en fait, nous arrangent. Il y a des dérangements qui nous dérangent vraiment au sens où ils nous décentrent de nous-mêmes et nous mettent à la suite du Christ. « Père, venez vite, untel a besoin de vous ! » A tous ces dérangements là, Martin dit oui et « Mon Dieu, je vous l’offre ». Et puis, il y a des dérangements, qui, en fait, nous arrangent ; ceux qui flattent notre orgueil, notre inconstance ou notre paresse spirituelle : la visite à faire le soir qui m’évite la discipline du coucher, l’activité pastorale qui m’empêche d’être à la messe ou aux vêpres, les coups de fil qui me permettent de quitter les repas communautaires où l’ambiance est un peu tendue. Ces dérangements qui nous arrangent, Martin a du en connaître la tentation alors qu’il logeait à Tours. Il y a dit non en s’installant à Marmoutier : il ne prendra pas prétexte de sa charge pour être infidèle à la prière et à la discipline de vie.

Zèle et ascèse avec Saint Martin

Oui, je me dis que ce n’est pas impossible que Martin ait connu la tentation qu’on appellerait aujourd’hui l’activisme et Marmoutier a été… pas seulement sa bouée de sauvetage, mais le canalisateur de son zèle pastoral. Comme l’embout du jet d’eau qui en se rétrécissant permet de projeter plus fort, plus loin. Ce Marmoutier là, avec son ascèse, je le reconnaîs : c’est ma vie commune. Ivan Gobry, à propos du monachisme de Marmoutier écrit : « Ce qui est le plus caractéristique, ce n’est pas son absence de règle ferme (…) mais la disponibilité de ses membres au service de l’Eglise » et encore : « La grandeur de saint Martin abbé ne fut pas d’avoir écrit une règle originale capable de traverser les siècles, mais d’avoir formé des disciples qui, loin de faire servir leur ascèse à leur seul salut, la tenait à la disposition de l’Eglise pour faire reculer ses frontières visibles ». La deuxième leçon que je crois pouvoir tirer de Marmoutier, c’est que l’ascèse évite au zèle apostolique de tomber dans l’activisme ; c’est que l’ascèse apporte au zèle apostolique la dimension si précieuse de disponibilité.

La citation d’Ivan Gobry mentionne un aspect de Marmoutier que je voudrais noter pour terminer : Marmoutier a été un important centre d’évangélisation. A partir de ce lieu, le Martin qui, quelques années auparavant donnait au pauvre son manteau, n’a cessé de donner ce dont les hommes ont tant besoin : la vérité. A partir de ce lieu, saint Martin a combattu les cultes d’idoles végétales ou minérales qui, semble-t-il, pullulaient dans la région. Ces cultes devaient être terriblement oppressants. Impossible, en effet, d’espérer comprendre un dieu irrationnel, impossible de compter sur la miséricorde d’un dieu sans coeur. Je pense que saint Martin et ses compagnons, en annonçant le Christ, ont apporté une libération évidente et que cette libération a permis l’éclosion de la culture que nous connaissons.

Aujourd’hui, la réalité est toujours là : la réalité de la grâce qui « éveille, libère, purifie, ordonne et dilate les puissances créatrices de l’homme. Et si la grâce invite à l’ascèse et au renoncement, c’est pour libérer le cœur, liberté éminemment favorable à la pensée et à l’action fondée sur la vérité ». Cette réalité, cette grâce, c’est à nous, prêtres et diacres, de la puiser et de la porter au monde.

Voici la troisième leçon que je reçois de Marmoutier. C’est le rappel de la fécondité de l’Évangile — notamment en liberté et en culture — et de l’urgence de l’annoncer : Urget nos.

Oui, au tout début de notre pèlerinage sur les pas de saint Marin, dans ces Laudes, louons Dieu, louons-le pour Martin, louons-le pour Marmoutier et pour ces trois leçons qui correspondent d’abord à trois grâces que le Seigneur veut faire s’écouler dans nos cœurs : grâce de disponibilité, grâce de disponibilité par l’ascèse de notre vie commune, grâce de disponibilité à l’annonce de l’Evangile. Amen

Don Jacques VAUTHERIN
Homélie prononcée lors des Assises 2009